Archives pour la catégorie Essai classique

Jonathan Swift, Modeste proposition (et autres textes) (1722-1737)

La découverte d’un livre est due à des rencontres, à des échanges ou encore à une visite à la librairie. Mais dans le cas de ce petit pamphlet, je l’ai découvert par l’intermédiaire d’une série. Un tueur en série laisse un indice pour que les enquêteurs comprennent son prochain meurtre à partir du texte suivant :

« J’accorde que cet aliment sera un peu cher, et donc conviendra très bien aux riches propriétaires, sachant qu’ils ont déjà dévoré la plupart des parents, ils semblent avoir le plus de droit sur les enfants ».
– C’est de Jonhatan Swift, Modeste proposition, un pamphlet politique absurde où il propose que les riches dévorent les pauvres. »

Poussé par la curiosité, je suis allé acheter ce petit livre et je n’ai pas été déçu de l’achat. Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, a rédigé plusieurs textes absurdes et quatre d’entre eux sont proposés dans cette édition.

Le premier, Dernier discours et suprêmes paroles d’Ebnezer Elliston qui fut exécuté le deux mai mil sept cent vingt-deux, et voulut qu’on publiât ces pages pour le bien des hommes est un texte d’un prétendu condamné à mort qui explique ses différents crimes et qui raconte que s’il survivait à sa pendaison, il recommencerait. Modeste proposition concernant les enfants des classes pauvres est un texte encore plus absurde que le premier : pour soulager les pauvres de la charge de leurs enfants, il préconise de les vendre aux riches pour les manger et pour en faire des chaussures et des manteaux. Le texte prend l’apparence d’un projet scientifique et utilise tous les codes de la proposition pour améliorer les conditions de vie des individus. Un schéma intéressant et pratique pour l’aménagement d’un hôpital pour incurables servant au bien universel des sujets de Sa Majesté. Il s’agit de débarrasser la société des « incurables » : les gredins, les mégères, les écrivailleurs, les freluquets… Afin de faire des économies. C’est un peu le goulag avant l’heure… Enfin, le dernier texte, Projet de distribution d’insignes distinctifs aux mendiants de différentes paroisses de Dublin s’inscrit dans la même lignée : cette fois, Swift s’attaque aux vagabonds pour proposer que la ville s’occupe uniquement des mendiants locaux. Il propose un signe distinctif que ces derniers doivent arborer bien que ces derniers soient réticents à une telle mesure : « Ils sont trop paresseux pour travailler ; ils ne connaissent ni la peur de voler, ni la honte de mendier ; mais ils sont trop orgeuilleux pour supporter d’être vus avec une marque signalétique, comme ils ont été nombreux à me l’avouer, et plus d’une fois en termes fort injurieux, surtout les femmes » (p. 77).

J’ai beaucoup apprécié ce petit livre très cynique et amusant que je vous recommande.

Vous pouvez aussi voir la présentation du Jardin de Natiora qui présente ce livre.

Edgar Allan Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel (1836)

A l’heure où l’intelligence artificielle anime les débats éthique, ce petit texte apporte un éclairage sur la place des robots dans notre société. La création d’automates remonte à l’Antiquité, mais au XVIIIe siècle, des inventeurs ont créé des machines pour impressionner le grand public. Parmi eux, en 1769, Johann Wolfgang von Kempelen (1734-1804) a créé un robot capable de jouer aux échecs avec des humains. A la mort de Kempelen, cet automate a été transmis à Maelzel Le principe est assez complexe mais en gros, le Turc (l’automate) était capable de déplacer les pièces tout seul grâce à un mécanisme sophistiqué. Il pouvait même gagner des parties. L’automate était transporté en Europe et malgré différentes rumeurs, il paraissait impossible qu’un humain puisse se cacher en dessous pour déplacer les pièces. Maelzel s’assurait même de montrer le fonctionnement de la machine au public et de répondre au scepticisme général. Il y a pourtant eu des doutes importants et, dans cet essai, Edgar Allan Poe propose de décortiquer la supercherie de cette machine : selon lui, bien que les mécanismes étaient montrés au public, Maelzel était un illusionniste et un humain jouait effectivement en actionnant les pièces du robot. Cet essai, tout à fait intéressant, suggère des réflexions sur l’intelligence artificielle et, plus largement, sur notre capacité à nous faire abuser par l’illusion.

Le Joueur d’échecs

Antonin Artaud, L’arve et l’aume (1943)

« L’arve et l’aume » est un texte, très court, qui est une traduction-adaptation originale du chapitre 6 de « De l’autre côté du miroir » de Lewis Carroll. Il a été réalisé en 1943 par Antonin Artaud, alors interné à Rodez, dans le cadre d’un programme d’art-thérapie. Si je vous le présente – et si je l’ai relu ce matin – c’est pour vous proposer de découvrir cet auteur mal connu à partir d’un autre auteur qui est Lewis Carroll. Pour commencer, A.Artaud explique que ce texte n’est pas une traduction mais une « adaptation-variation » du chapitre écrit par L.Carroll. Comme dans l’original, Alice rencontre Humpty-Dumpty qui, dans la traduction d’A.Artaud,devient Dodu Mafflu. Alice s’interroge sur la nature de ce nouveau personnage qui est amusé par son propre non-sens et ses poèmes incompréhensibles. C’est dans ce chapitre que l’on retrouve le célèbre passage du non-anniversaire : après un calcul, Dodu Mafflu explique « qu’il y a trois cent soixante-quatre jours où vous pouvez recevoir des cadeaux non anniversaires » (p.921). Mais le passage le plus curieux est celui du poème en mots-valises qui n’est pas du tout traduit de la même manière chez A.Artaud et H.Parisot, le traducteur « officiel » d’Alice au pays des merveilles. Chez A.Artaud, il est traduit ainsi : 

« Il était Roparant, et les vliqueux tarands
Allaient en gilroyant et en brimbulkdriquant
Jusque-là où la rourghe est a rouarghe a randmbde et rangmbde a rouarghambde : 
Tous les falomitards étaient les chats-huants
Et les Ghoré Uk’khatis dans le GRABÜG-EÛMENT. »

Alors que dans la traduction d’Henri Parisot, il est traduit ainsi : 

« Il était reveneure ; les slictueux toves
Sur l’allouinde gyraient et vriblaient ; 
Tout flivoreux vaguaient les borogoves ; 
Les verchons fourgus bourniflaient ». 

L’explication du poème est, de fait, légèrement différente : alors qu’H.Parisot reste fidèle à L.Carroll, A.Artaud livre sa propre interprétation à partir des mots qu’il a traduits/créés, ce qui rend ce texte singulier. Enfin, notons qu’A.Artaud accuse L.Carroll de plagiat à propos du poème Jabberwocky dans l’une de ses lettres (1), ce qui est absurde puisque Artaud est né après L.Carroll… Mais ce texte présente un intérêt pour ceux qui s’intéressent à l’univers d’Alice au pays des merveilles : la lecture que l’on peut en faire est très personnelle et s’inscrit au-delà du conte. C’est, en tout cas, ce que montre la lecture de l’Arve et l’aume.

(1) https://www.fabula.org/acta/document4990.php#:~:text=Car%20Jabberwocky%20n’est%20qu,il%20y%20a%20dedans2.

François Rabelais, Traité de bon usage de vin (XVIe siècle)

François Rabelais est mondialement connu pour les personnages de Gargantua et Pantagruel. Le traité de bon usage de vin est un ouvrage à part qui n’a été découvert qu’en 1995 en République Tchèque. Avant de vous présenter le contenu du livre, je vais vous raconter son histoire qui représente un exemple passionnant de la découverte d’un texte inconnu. Selon l’édition de 2009, l’original français est perdu mais il a été traduit en tchèque en 1622 par Martin Kraus de Krausenthal. Ce petit livre a donc dû être traduit du tchèque au français dans un langage caractéristique, ce qui représentait un défi difficile. Pourtant, un article de la revue l’Année Rabelaisienne (1) explique que ce livre n’existe pas et constitue en réalité un pastiche rédigé en tchèque par Patrik Ouředník, auteur franco-tchèque et traducteur de Vian, Jarry, Queneau ou Rabelais. Ce petit livre est donc une restitution de la pensée de Rabelais autour du vin et est particulièrement réussi, si bien que le pastiche a réussi à tromper la traductrice du texte. 

Le traité de bon usage de vin est, comme son nom l’indique, un éloge du vin et de sa consommation. Il faut donc oublier le « pour votre santé, limitez l’alcool », puisque Rabelais (enfin, l’auteur du traité qui se fait passer pour Rabelais) recommande de boire du vin pour éliminer le sang. Le sang est, en effet, conçu comme un liquide nuisible : lorsque l’on se pique, nous saignons, preuve que ce liquide veut sortir de notre corps. De même, les saignées étaient pratiquées pour évacuer le sang. Le vin serait également un médicament naturel, permettant notamment de lutter contre « la chaude pisse » ou « la tumeur des attributs ». De plus, elle donne une vigueur sexuelle. Enfin, Rabelais déconseille de boire de l’eau ou de la bière. A ce sujet, il explique : « Le poète Bachelin appelle les buveurs de bière : gueules pissotantes ; et dit à juste titre qu’un tel breuvage est bon pour les Flamands et les Alamans, car ils ont l’âme commune. Et boire de la bière est cause de maux : Jules, le saint-père but de la bière et, la barbe lui poussant, provoqua grande indignation. Pour cela, Erasme de Rotterdam aussi dit que de la bière soit infligée aux égarés et apostats, car c’est un châtiment assez rude, si lourde soit la faute » (p.44-45). 
Par ailleurs, les références bibliques mobilisées pour justifier la consommation de vin rendent le texte amusant. Je l’avais lu il y a huit ans, je le redécouvre entièrement aujourd’hui avec la même fascination mais en sachant aujourd’hui qu’il s’agit d’un pastiche.
Et vous, vous êtes plutôt vin, bière ou eau ?
(1) https://classiques-garnier.com/export/html/l-annee-rabelaisienne-2017-n-1-varia-compte-rendu-de-patrick-ouednik-entre-fausse-traduction-et-restitution-fidele-a-propos-du-traite-de-bon-usage-de-vin.html?displaymode=full

Paul Valéry, Mauvaises pensées (1942)

En visite à Sète, j’ai voulu découvrir l’un des deux poètes « officiels » de la ville (P.Valéry et G.Brassens). J’ai donc acheté un livre de Paul Valéry qui m’inspirait : d’abord parce qu’il n’était pas très long, et parce que la maison d’édition Rivages Poches édite toujours des livres particulièrement intéressants et agréables à lire. Les Mauvaises pensées ne sont pas des poésies mais, comme son nom l’indique, des réflexions. Entre 1894 et 1945 (l’année de sa mort), Paul Valéry a écrit près de 30 000 pages de cahiers tous les matins, abordant différentes questions qui l’interpellaient. Devant l’ampleur de ce travail complètement désordonné, sa femme, Catherie Pozzi, lui propose de mettre de l’ordre en réunissant les pages par thématiques. Les mauvaises pensées sont une sélection de ces différentes pages et ont été publiées en 1942. Elles présentent vingt types de réflexions différents portant sur l’écriture littéraire, l’amour, la morale, l’Histoire, les interactions ou encore le travail des philosophes. Parfois un peu mystiques, ces textes ne m’ont pas tous transcendés : elles appartiennent à leur auteur et je n’ai pas forcément compris leur sens. J’en ai cependant apprécié certaines que je vous reproduis ici : 

« Il est des personnes dont il est à souhaiter qu’elles pensent de nous tout le mal du monde. Car il est bon de paraître laid sur un miroir bossué » (p.104).

***

Une sagesse fuit l’Amour
Comme la bête fuit le feu ; 
Elle craint d’être dévorée. 
Elle a peur d’être consumée. 

Une Sagesse le recherche, 
Et comme l’être intelligent, 
Loin de la fuir, souffle la flamme 
La fait sa force et fond le fer, 

Ainsi l’Amour lui prête ses puissances (pp.86-87). 

***

N’es-tu pas l’avenir de tous les souvenirs qui sont en toi ? L’avenir d’un passé ? (p.198). 

J’espère avoir attisé votre curiosité par cette petite présentation d’un livre qui m’a occupé durant dix heures de voiture ! 

Henry Miller, Lire aux cabinets (1952)

Ce livre est très court, beaucoup plus léger que celui d’hier, et propose une réflexion autour d’une question simple : pourquoi lire (et que lire) quand on va aux toilettes ?

L’auteur, connu pour ses romans inclassables en littérature et censurés un moment aux États-Unis, explique que le temps d’aller aux toilettes ne devrait pas être consacré à la lecture mais à la méditation. Il ironise sur les personnes qui lisent des auteurs classiques (Homère, Dante, Shakespeare) tout en racontant sa vie de lecteur et faisant écho à ses souvenirs d’enfance.

Enfin, à l’issue de l’ouvrage, il s’interroge sur les liens entre conquête spatiale et cabinets dans les fusées. Que liront les astronautes dans l’espace lorsqu’ils iront aux toilettes ? En 1952, personne n’était encore allé dans l’espace : la question avait donc tout son sens.

Jacques-Bénigne Bossuet, De l’éminente dignité des pauvres (1659) et Alain Supiot, Les renversements de l’ordre du monde (2014).

Bossuet est un auteur que j’apprécie beaucoup mais je ne connais que quelques uns de ses Sermons et les célèbres Oraisons funèbres. Le sermon sur la pauvreté, intitulé « Sermon pour le dimanche de la Septuagésime », a été prononcé notamment devant Vincent de Paul, connu notamment pour sa conception de la charité. Ce texte repose sur trois idées principales : dans le monde, les riches sont les premiers et les pauvres sont les derniers mais, au sein de l’Eglise, les pauvres sont les premiers et les riches sont les derniers ; dans le monde, les pauvres servent les riches mais au sein de l’Eglise, les riches servent les pauvres ; dans le monde, les privilèges sont pour les riches, dans l’Eglise, toutes les bénédictions sont pour les pauvres. Ce texte, qui s’appuie sur la Bible et les pères de l’Eglise (Jean Chrysostome ou Augustin d’Hippone), paraît éloigné de nos conceptions contemporaines de la pauvreté. Mais la deuxième partie du livre, rédigée par Alain Supiot (Professeur au Collège de France et spécialiste de droit social) apporte un éclairage contemporain à cette œuvre. Il montre en effet que le traitement de la pauvreté défini par Bossuet a été repris ensuite par d’autres auteurs, on ne peut plus éloignés de la religion (Marx notamment) et s’est développé en opposition d’auteurs libéraux (Mandeville) ou néo-libéraux (Hayek) qui ont maintenu l’idée selon laquelle la richesse ne peut être partagée équitablement. 

Le sermon de Bossuet, si l’on enlève tout l’aspect religieux, offre un regard étonnamment actuel en faveur de la solidarité et de la réduction des inégalités sociales. Le texte rédigé par Alain Supiot le montre bien et montre que malgré quatre siècles d’écart – voire plus par rapport aux Pères de l’Eglise cités par les deux auteurs -, ces problématiques sont constantes dans le temps.